"Pourquoi j'ai mangé mon père" de Roy Lewis (1960, trad. française 1990)

Publié le par Irene.K

  Entrez dans le pléistocène et vivez quelques moments d'une famille bien insolite où le père porte les germes de l'évolution humaine. Nous voici en effet des milliers d'années avant JC, quand le pithécanthrope joue la survie de son espèce : vie bien précaire menacée sans cesse par les crocs et coups de griffes des félins, contraints à la longue mastication des viandes crues, aux nuits suspendus dans les arbres, obligés tels des charognards de manger les restes des grands prédateurs... A quoi tient donc l'évolution de l'homme ?

C'est là le récit du jeune Ernest  contant les inventions de son père Edouard, pithécanthrope génial, scientifique avant l'heure que l'évolution de l'espèce obsède. Porteur d'une conception géneureuse et altruiste, il ne tarde pas (hélas ?) à inquiéter sa propre horde, composée entre autres de ses fils et soeur... Le frère Vania quant à lui rejettant en bloc ses théories évolutionnistes retourne toujours dans les arbres, Back to the trees...

Ce roman est dédié au père, en forme de témoignage qu'Ernest, l'un des fils, récite à ses garçons. Le langage décalé met en place une distance fantastique entre le temps du récit et le temps de l'énonciation, de sorte que notre Ernest semble très évolué et assez contemporain du lecteur moderne ; de sorte aussi que cette technique puisse inversement nous rappeler que nous sommes loin de terminer notre évolution, contemporains que nous devenons du fait du récit, d'un simple pithécanthrope.

Ce qui est assez agréable c'est donc de plonger facilement des milliers d'années en arrière et de rapeller combien l'invention du feu a été déterminante. Le chapitre 4 relate le récit du père allant chercher le feu au volcan Ruwenzori et sa première découverte : le feu aime à manger. Avec cette découverte, l'homme peut faire déguerpir les ours des cavernes et y habiter, il se chauffe, rend les lances  plus solides en y trempant les dards et il peut cuire les chairs ! L'exogamie et l'invention de l'amour y sont nouvellement imposées par Edouard, dans la fameuse optique de l'évolution de l'espèce, qui devient décisive lors de l'invention du feu.

Le retour du frère Ian, grand voyageur, p'tit homme de tante Gudule, est l'occasion d'un récit comparant les évolutions en Afrique, en Europe où l'on trouve les néandertaliens "marrants" qui enfouissent leurs morts dans la terre, ce qu' Edouard estime encore être du gaspillage, en Chine à Chou-k'ou-tien où les hommes vivent en caverne, ont aussi le feu et fabriquent des coups de poings très convenables... Pour autant, est-ce une difficulté de traduction (c'est ennuyeux car c'est Vercors qui en est l'auteur), la question des "funérailles de l'oncle" (début du chapitre 9) pose un problème de cohérence puisque notre famille est anthropophage et que d'ailleurs le narrateur s'amuse à observer à la fin de son récit la contribution du père à l'élaboration d'institutions sociales comme le parricide et la patriphagie...

L'agrément du langage décalé ne laisse de poser la question du progrès et des moyens qu'a l'homme de le maîtriser :  l'invention du feu n'a t-elle pas failli provoquer un terrible incendie et l'oncle Vania n'avait-il pas prédit "Ta saloperie de feu va vous éteindre tous, toi et ton espèce" ? Doit-on divulguer le secret de cette dangeureuse invention  comme le pense Edouard pour le salut de l'espèce et comme s'y oppose la horde entière  (au chapitre 18) et particulièrement Ernest ?

Ces questions restent d'actualité. Les progrès de la science ont été tels que furent élaborées des armes davantage fatales à l'espèce, la bombe atomique, Hiroshima et Nagazaki sont en mémoire. Le progrès scientifique est immense, les possibilités sont prodigieuses mais la nature serait-elle vraiment avec l'espèce qui possède sur les autres une avance technologique ?

Publié dans Roman

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