"La Cerisaie" par Anton Tchekhov (1901)

Publié le par Irene Cadel

"Ce n'est pas un drame qui est sorti, mais une comédie, par moments même une farce." écrivait le 15 septembre 1903 Anton Tchekhov à Mme Lilina-Stanislavski à propos de "La Cerisaie".

Pour autant, "La Cerisaie" n'apparaît pas de prime abord comme une comédie. Composée en quatre actes, la pièce développe son argument dramatique dans le temps : la Cerisaie sera peut-être vendue aux enchères (Acte I, mois de mai, à l'aube), elle le sera certainement (Acte II, trois semaines après, au coucher du soleil), elle est vendue (Acte III, le 22 août au soir), elle a été vendue (Acte IV, mois d'octobre). La vente de la demeure est l'objet dramatique principal, et le sujet inépuisable des mutiples actions discursives des personnages.

La vente de la cerisaie inquiète et deséspère. Mais les personnages n'agissent pas, ils se contentent d'évoquer leurs souvenirs, de rêver d'un avenir radieux, ou parfois, confrontés à la réalité, d'évoquer leurs maigres possibilités financières pour sauver la cerisaie. Ils semblent tous engourdis, en dépit du projet que Lopakhine a conçu pour eux : abattre la vieille cerisaie et construire des villas pour les estivants...

La vente représente une rupture symbolique entre l'ancien et le moderne, entre la vieille Russie aristoctatique et celle du début du XXème siècle, que caractérisent la réussite financière des anciens moujiks (anciens serfs), les chemins de fer, l'affermage des terrains...et la foi dans le travail marchand (Lopakhine) ou spirituel (Trofimov).

Le premier acte se situe en intérieur, dans la chambre d'enfants. Les personnages en scène attendent le retour de Lioubov Andréevna, la propriétaire du domaine, qui avait quitté la Russie cinq ans auparavant après le décès de son fils Gricha, et vivait à Paris. Elle est accompagnée de son frère Gaev, de sa fille Ania et d'un valet Yacha. L'acte est entièrement tourné vers la joie des retrouvailles, et l'évocation des anecdotes du temps passé. Bien que Lioubov Andréevna soit désargentée, elle dépense et donne son argent sans se préoccuper de l'avenir, qui semble lointain... étrange alors que pour Lopakhine, il est évident, familier. Aux antipodes, le temps qu'incarne Firs, le fidèle domestique, seul à le remémorer : cet âge d'or de la cerisaie qui rapportait de l'argent et où venaient danser à ses bals généraux, barons et amiraux.

Le deuxième acte se situe en extérieur, au coucher du soleil. Face à l'urgence de la stratégie à déterminer pour éviter la vente aux enchères, Lioubov Andréevna et Gaev se perdent en propos dérisoires ("Ce chemin de fer qu'on a construit est bien pratique") provoquant l'incompréhension de Lopakhine : "Vous me pardonnerez, mais je n'ai encore jamais rencontré des gens aussi légers, des gens aussi incapables en affaires, aussi bizarres que vous." L'acte s'étiole en conversations inutiles, laissant l'action et ses enjeux dramatiques s'enliser lentement. Alors que Trofimov et Ania se retrouvent, ils filent ensemble avec joie la méthapore de la Cerisaie, incarnant le temps inhumain du servage qu'il faut désormais expier : "Songez seulement, Ania, votre père, votre grand-père et tous vos aïeux possédaient des serfs, des âmes vivantes, vous devez les voir, ces êtres humains, ils vous regardent de chaque cerise du jardin, de chaque tronc d'arbre, vous devez entendre leur voix..." (Acte II, p. 50).

Le troisième acte se situe de nouveau en intérieur, le soir. C'est le jour de la vente et un orchestre joue à la propriété... traduisant l'insouciance et l'incurie de ses propriétaires. Pourtant, tout en chantonnant une lesguinka, Lioubov Andréevna est inquiète car elle ne cesse de demander si Gaev est rentré, lui seul apportera la réponse ("Tout doit être terminé, la propriété vendue... à moins que la vente n'ait pas eu lieu"). Le retour de Lopakhine apporte enfin le dénouement : "- Lioubov Andréevna : Est-ce que la cerisaie est vendue ? / - Lopakhine : Oui, elle est vendue. / - Lioubov Andréevna  : Qui l'a achetée ? / - Lopakhine : Moi. " (Acte III, p. 70)

Le quatrième acte se situe en intérieur, de nouveau dans la chambre d'enfants en octobre. Les personnages s'appretent à quitter la cerisaie, finalement heureux car "c'est une nouvelle vie qui commence"... Lioubov Andréevna  part de nouveau pour Paris, Gaev est engagé dans une banque, Ania part préparer ses examens, accompagné deTrofimov qui rejoint Moscou, Lopakhine et Varia partent pour Kharkov. Seul Firs reste oublié dans la Maison tandis qu'on entend au loin "les coups sourds de la hache sur le bois, des coups solitaires et tristes"

"La Cerisaie" est une oeuvre d'une grande richesse très éloignée du déroulement classique des pièces de théâtre, développant des scènes sans fonction dramatique, des personnages inactifs dont les discours donnent libre cours à leurs états d'âme, leurs émotions et ce même après le dénouement de l'action principale. Magnifique, en ce qu'elle représente la déchéance d'une société au travers de celle d'une famille que la frivolité et le goût des dépenses somptuaires ruinent complètement, sans toutefois s'achever dans le pathétique : chacun se sent confiant à l'idée de commencer une nouvelle vie.

Publié dans Théâtre

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