"La maladie de Sachs" par Martin Winckler (1998)

Publié le par Irene Cadel

Première présentation : une version du serment d’Hippocrate, celle à laquelle Bruno Sachs, le personnage éponyme, s’efforcera d’être fidèle :

Le Serment

"En présence des Maîtres de cette Faculté, de mes chers condisciples et selon la tradition d'Hippocrate, je promets et je jure d'être fidèle aux lois de l'honneur et de la probité dans l'exercice de la Médecine. Je donnerai mes soins gratuits à l'indigent, et n'exigerai jamais un salaire au dessus de mon travail. Admis dans l'intérieur des maisons, mes yeux ne verront pas ce qui s'y passe, ma langue taira les secrets qui me seront confiés et mon état ne servira pas à corrompre les moeurs ni à favoriser le crime.

Respectueux et reconnaissant envers mes Maîtres, je rendrai à leurs enfants l'instruction que j'ai reçue de leurs pères.

Que les hommes m'accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses.

Que je sois couvert d'opprobes et méprisé de mes confrères, si j'y manque"

Jeune médecin, exerçant à Play, il ausculte, écoute, soigne, réconforte ses patients, guidé par une certaine idée de la médecine. C'est ainsi que ce Sachs, alter ego de l'auteur Martin Winckler, est sujet et objet principal de cet ouvrage, où les voix se succèdent les unes aux autres à mesure des visites. La composition très originale laisse en effet chaque personnage, patients, parents, amis, amante ou docteurs, intervenir et traiter le cas Sachs, en tant que médecin, ancien camarade, amant ou collègue. Et puis, il y a le Sachs auteur de manifestes, auteur engagé, et romancier qui se devine au fil des chapitres. Les premières impressions participent de l'étonnement - un médecin qui est l'objet "Tu" des narrations discontinues de ses patients - mais aussi  de l'angoisse (pressentie ou vérifiée selon notre expérience du corps médical) à réaliser l'incompétence inavouée de médecins et surtout de la colère due au manque de considération humaine dont sont victimes les malades... Ce qui donne au roman une grande force consiste en ces alternances de voix, les croyances des uns, la lucidité des autres, le courage (Monsieur Guénot), les sempiternelles plaintes(Marie-Louise Renard ou "Euhlamondieu") et la voix de Sachs, au travers d'extraits de pages manuscrites, de feuillets détachés de bloc ou de petit carnet, de tracts datant du temps où il était en faculté. Distingués par leur typographie, ce sont des textes qui interpellent : chapitre 102 (p. 413) où le fantasme du bon médecin est vite rapellé à sa réalité "les médecins saignent, ils tordent, ils découpent, ils violent, ils enculent, ils arrachent, ils désarticulent, ils asservissent, ils normalisent" sans considération de la souffrance ...voire de cette pauvre femme souffrant à l'anus, consultée devant des étudiants et dont les savants diagnostics la conduisent à la mort. Sachs rappelle aussi les propos d'un interne concernant un prématuré suffocant de douleur, son cerveau devait être aussi grillé que le toast qu'il déjeunait. Douleurs des corps, souffrances des membres, indifférence ou mépris des médecins. 

Sachs apparaît comme narrateur dans l'organisation du roman, proche d'une certaine façon d'un journal. Les titres structurent ainsi le texte, en les ancrant dans une chronologie effective : Présentation (mercredi 12 septembre) ; Antécédents (mardi 7 octobre) ; Examen clinique (lundi 18 novembre) ; Examens complémentaires (dimanche 29 février) ; Diagnostic (samedi 29 mars) ; Traitement (vendredi 4 avril) ; Pronostic (jeudi 26 juin). Chaque chapitre est suivi de colloque singulier, s'apparentant à des récits plus ou moins complémentaires avec "Le secret" dans ses différentes versions, et dont le plus particulier reste "Les épreuves", sujet dont on ne parle jamais dans les livres...
Le premier chapitre est précédé du serment comme profession de foi, alors que les suivants proposent des citations dont celle sous Diagnostic " La principale différence entre Dieu et un médecin, c'est que Dieu ne se prend pas pour un médecin".  Ainsi ce serait Bruno Sachs l'objet même du diagnostic ? Mais de quelle maladie ? celle qui nait du dégoût inspiré par le discours médical (voir les feuillets 2 et 3 du chapitre 83 "Donner aux maladies le nom des médecins, c'est faire de toute les personnes qui en sont atteintes une sorte d'extension du savoir, du pouvoir, de la gloire du médecin à la noix qui a collé son nom à la con sur une saloperie à la mords-moi le noeud") ? Les écrits de Sachs, relus par sa nouvelle compagne, Pauline Kasser, -qu'il rencontre pour un avortement- éclairent ainsi la profession, son enseignement (p. 340 ou les perfusions à titre "pédagogique"), les préoccupations et le médecin (voire "Le tableau" au chapitre 78) un malade comme les autres, tout aussi fragile devant la mort. Le corps, et ses secrétions, la maladie, mais surtout le patient et sa douleur, c'est ce dont traite cet ouvrage avec certainement une intention de "manifeste" pour ces jeunes internes entre les mains desquelles nos corps seront remis. On ne peut qu'espérer qu'ils seront dignes de leurs serments... Qui est Sachs ? Il s'apparente de très près à son auteur, à la lecture de l'épilogue " [...] mais vous êtes Martin Winckler, n'est-ce pas ? C'est bien vous qui avez écrit La Maladie de Sachs ?"

On ne saurait qu'en recommander la lecture... L'incipit peut être consulté sur le site de l'éditeur.
Par ailleurs, le site "Le Winckler's Webzine" permet de découvrir et mieux connaître cet auteur.

Publié dans Roman

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